X. Histoires de la vérole
La vérole a perdu de son "charme" depuis l'invention de la pénicilline. Maladie vénérienne majeure, elle a comme particularité de ne toucher que l'espèce humaine. Son agent
pathogène ne peut être cultivé et ne sait vivre que dans le corps humain.
Il est très difficile de remonter loin dans le temps en ce qui concerne la vérole... elle n'apparaît en effet dans les écrits qu'à la fin du XVème siècle. Il serait néanmoins très étonnant que son agent le tréponème
pâle soit brutalement apparu sur terre à cette époque. Et, effectivement, il a été récemment découvert dans le Var des squelettes antérieurs au XVème siècle, portant des lésions d'allure syphilitique. Depuis quand
donc cette vérole parasite-t-elle les humains? D'où vient-elle? Pour le SIDA, on a accusé des moeurs africaines douteuses avec des singes... et pour la syphilis, on a dit que certains Conquistadors, aux Amériques,
avec des lamas... Toujours est-il qu'aujourd'hui, la peur du SIDA et la curabilité de la vérole ont tendance à faire "oublier" cette vieille compagne... et son dépistage n'est plus systématique pour tous
les malades hospitalisés. Cette non surveillance, associée à la disparition des contrôles systématiques des prostituées qui a suivi la fermeture des maisons closes, crée un climat propice à une nouvelle offensive de
la maladie.
A. LES PREMIERES DESCRIPTIONS
L'armée française de François Premier entre dans Naples le 22 février 1495. Comme cela est habituel, l'armée est accompagnée d'une nuée de gueux et de prostituées. Les orgies et débauches dans la ville de Naples
dureront deux mois, puis l'armée française va se replier dans la crainte d'un débarquement espagnol. Le 5 juillet 1495, au lendemain de la bataille de Fornoue, un médecin accompagnant les troupes vénitiennes va
décrire ce Mal Nouveau :
"...vu des fantassins qui avaient des pustules à la face et sur tout le corps... quelques jours après les malades étaient réduits à la dernière extrémité par les douleurs qu'ils
éprouvaient dans les bras, les jambes et les pieds et par une éruption de grandes pustules..."
On nomme cette nouvelle maladie "Mal Français" ou "Mal de Naples". La première description complète du "Mal Français" est due à Jean de Vigo en 1514. C'est Fernando Oviedo qui
mentionnera le premier la possibilité d'une origine américaine : ce mal fut-il ramené d'outre Atlantique sur les caravelles de Christophe Colomb quelques années auparavant ? Jacques de Bethencourt va trouver le nom
de "Mal Vénérien" en proposant les traitements par mercure et gaïac. Le nom de Syphilis apparaîtra en 1530 dans le poème "Syphilis... Morbus Gallicus" de Jérôme Fracastor : le berger Syphilis est
atteint du mal français! Petit à petit, on accepte la contagion vénérienne, la syphilis n'est plus seulement liée à la colère de Dieu comme disait Ambroise Paré : "l'ire de Dieu, lequel a permis que cette
maladie tombât sur le genre humain pour réfréner leur lascivité et débordée concupiscence".
B. LE XVIème SIECLE
Cette époque de "renaissance" verra François Rabelais et ses écrits gaillards : dès 1532 il présentait son ouvrage Pantagruel comme un réconfort aux maux de la vie "...mais que diray je des pauvres
vérolez et goutteux...". Deux années plus tard, le prologue de Gargantua parle de "buveurs très illustres et vous vérolés très précieux". Les visages ravagés sont des "serrures de charnier",
le ton humoristique l'emporte. Sur le même ton on trouvera la "ballade sur la grosse vérole" de Jean Droyn d'Amiens en 1512 qui n'est qu'une mise en garde contre la maladie "...car pour hanter souvent
en obscurs lieux s'est engendrer grosse vérole": il convient d'être prudent. Philippe Desportes, lui, prônera l'abstinence "...et suis chaste tenu, tu m'affranchis de chancre et de vérole...". Eustorg
de Beaulieu gémira sur son sort et les remèdes qui l'on plumé et rôti dans "La Onzième Ballade des Plaintes d'un Vérolé".
Faute de traitement efficace, on est à l'époque de cures "miracles" à base de mercure qui massacrent l'organisme, on ne peut que lutter contre la maladie par la méfiance et les avertissements : Ainsi Pierre
de Bourdeille seigneur de Brantôme dans ses "Dames Galantes" insiste sur la prudence qu'il convient de garder envers les femmes qui refusent d'être vues ou touchées, ...mais aussi de se méfier des tares
cachées des maris ou amants passés desdites dames.
C'est alors que la réforme de Calvin et Luther va s'attacher à régler les débordements des moeurs... le résultat étant la barbarie des guerres de religion. Montaigne regrette que l'éducation des enfants ne concerne
pas aussi les risques vénériens "on nous apprend à vivre quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d'être arrivés à leur leçon d'Aristote": prévention, seule efficace, car pour ce
qui est des médecins..."que les médecins m'excusent mais j'ai reçu la haine et le mépris de leur doctrine... je ne vois nulle race de gens si tôt malade et si tard guéri que celle qui est sous la juridiction
des médecins". La Syphilis rejoint la cohorte des divers maux et épidémies de l'époque: famines, peste, choléra, guerres.
C. Le XVIIème SIECLE
Ce sera un siècle de moralisateurs, n'apportant pas grand chose à la compréhension de la maladie. on assistera à la généralisation du port de la perruque... bien pratique pour cacher les pertes des cheveux engendrées
par cette vérole. Quand à l'efficacité de la médecine, il suffit de lire Molière "presque tous les hommes meurent de leurs remèdes et non pas de leur maladie". Le premier, le Duc de Vendôme va oser le
"grand remède" : mercure et séances d'étuve, ce qui ne l'empêchera pas de cacher sa maladie honteuse. Le siècle entretient l'idée d'un Fléau de Dieu pour punir les débauchés. Gervais Uçay écrira dans son
nouveau traité de la maladie vénérienne en 1699 "il n'y a pas de doute qu'un nombre infini de personnes libertines d'inclination, n'allassent au bordel si elles étaient assurées de ne pas prendre la
vérole". On attribue aux filles de basse condition la contamination du grand monde. Mais tant de guerres et de famines jalonnent de siècle que la vérole apparaît comme un moindre mal.
D. Le XVIIIème SIECLE
Les moeurs vont petit à petit se séparer des croyances religieuses. Dès la mort de Louis XIV, mondanité libertinage et franche débauche seront de mise. La Syphilis prend place dans les conversations mondaines, et
l'on peut lire "sur neuf jeunes gens de qualité qui dînaient l'autre jour avec mon petit fils, il y en avait sept qui avaient le Mal Français". La peur de la contagion joue peu : "Monsieur le Duc a
donné la vérole à Madame de Pris, Madame de Pris l'a donnée à Monsieur de Livry, Monsieur de Livry l'a donnée à sa femme, sa femme l'a donnée à La Peyronnie et La Peyronnie les guérira tous". Montesquieu
abordera le Mal Français dans l'Esprit des Lois "Il y a deux siècles qu'une maladie inconnue à nos pères passa du nouveau monde dans celui-ci" : la raison de cette contagion ? "la soif de l'or, on
alla sans cesse en Amérique" "mais cette calamité était entrée dans le sein du mariage, et avait corrompu l'enfance même". On dénonce les "fondations" en tous genre qui se multiplient, dont
les fonds servent parfois à ouvrir des asiles pour des filles repenties. Le maître de philosophie de Candide, Pangloss, a le nez rongé, est couvert de pustules: il tient son mal d'un compagnon de Christophe Colomb :
la théorie américaine est définitivement installée dans les esprits. Voltaire, d'ailleurs, affirmera tout au long de ses écrits que la maladie est loin d'avoir fini de faire parler d'elle:
"Quand les Français à tête folle
S'en allèrent en Italie
Ils gagnèrent à l'Etourdie
Et Gènes et Naples et la Vérole.
Puis ils furent chassés partout;
Et Gènes et Naples on leur ôta:
Mais ils ne perdirent pas tout,
Car la Vérole leur resta"
C'est l'époque de Casanova, qui déclarera dans ses mémoires avoir été contaminé à onze reprises... le chirurgien de la région lui en étant reconnaissant car cela lui permit de faire fortune.
C'est aussi à cette époque que John Hunter classera la maladie en 3 stades : primaire (le chancre), secondaire (atteinte externe généralisée, perte des cheveux) et tertiaire (atteinte osseuse et neurologique).
Morgani, lui, précise les lésions par des études autopsiques. Les traitements sont toujours à base de mercure, administré en potions, frictions, onctions, lavements... et va apparaître la liqueur de Van Swieten
(hollandais médecin de Marie Thérèse d'Autriche) : grains de bichlorure de mercure "sublimé corrosif" dissous dans une solution d'eau et d'alcool. Quant aux accidents de ce traitement (nombreux), ils sont
mis sur le compte de... la maladie. Les charlatans multiplient remèdes miracles et potions magiques. Les malades sont entassés dans des asiles pour vénériens (comme Bicêtre) dans des conditions d'hygiène
épouvantables. L'ampleur du phénomène et le nombre croissant de formes infantiles fera ouvrir en 1780 l'hôpital de Vaugirard pour accueillir les enfants syphilitiques; le gouvernement réagit, publie des informations
et organise des campagnes sur les maladies vénériennes.
La révolution survient alors : elle verra apparaître de véritables hôpitaux vénériens, et avec eux les premiers principes de l'hygiène. On y voit les premières salles de bains, l'eau y est régulièrement renouvelée.
Le mot "prophylaxie" est inventé en 1793.
E. LE XIXème SIECLE
Sous l'Empire, les mesures d'hygiène continuent. Ricord, médecin à l'hôpital du Midi, va confirmer la différence entre la gonococcie ("chaude pisse") et la syphilis. Le mercure tient toujours une bonne
place en thérapeutique, à côté de l'iodure de potassium. On tente (sans succès) la cautérisation des lésions: en fils de chirurgien, Flaubert déclarera qu'on peut cautériser les chancres, mais pas les coeurs:
"la vérole est moins à craindre que la passion". c'est encore Ricord qui recommandera comme seul moyen de prévention le port du condom (déjà!)... mais ce dernier (déjà!) a été condamné par Rome dès 1826.
La phtisie permet alors de tenir le devant de la scène comme la Dame aux Camélias... mais la vérole se cache dans les coulisses. Elle affecte Jules de Goncourt, Alphonse Daudet et Maupassant après Flaubert. Obsession
des Goncourt "cette maladie qui est la terreur, la pensée fixe, la conversation d'après dîner de ce monde". Désespoir de Daudet glissant à l'oreille de Goncourt "je suis fichu": comme tant
d'autres, il effectuera de nombreuses cures thermales à Néris et Lamalou. Cette même syphilis plongera Baudelaire dans spleen et consternation : "mais moi, cela me fait peur! Ne fut-ce qu'à cause de la
mélancolie que cela engendre". La syphilis est masquée, comme les femmes que Stendhal emmenait chez le médecin.
Né à Paris en 1832, Alfred Fournier sera l'interne de Ricord et se spécialisera dans le traitement de la syphilis. Dès 1875, il affirmera l'origine syphilitique du tabès puis celle de la paralysie générale.
Et Maupassant, atteint de paralysie oculaire, de névralgies et perdant ses cheveux, pourra écrire en 1877 à son ami Pinchon "J'ai la vérole! Enfin! La vraie!... Je n'ai plus peur de l'attraper."
En 1886, l'académie de médecine donnera son accord pour instaurer certaines mesures prophylactiques : surveiller la prostitution, l'armée et la marine; imposer un stage de syphiligraphie pour chaque praticien; et
hospitaliser les formes contagieuses de syphilis.
En 1879, l'allemand Neisser mettra en évidence le gonocoque... mais il va falloir attendre le vingtième siècle pour démasquer enfin le responsable de la vérole.
Au total, dans ce siècle "tout n'est que syphilis" dira Mirbeau, "la plus effroyable des maladies" pour Barbey d'Aurevilly.
F. Le XXème SIECLE
Fournier va fonder en 1901 la Société Française de Prophylaxie Sanitaire et Morale; il lance l'idée de dispensaires avec consultations externes nombreuses et gratuites. 4 ans plus tard, en 1905, les allemands
Schaudinn et Hoffman décriront et dénommeront l'agent de la syphilis "Treponema Pallidum" en raison de son aspect pâle de filament tordu. Bordet et Wasserman découvrent la possibilité diagnostique par
réaction de fixation du complément. En 1910, le docteur Ehrlich de Francfort met au point une préparation arsenicale organique intraveineuse qu'il nommera 606 (sa 606ème expérience). C'est le célèbre Salvarsan
auquel succédera le 914 ou Néo Salvarsan.
On oppose la prostitution clandestine "poison ambulant" à une prostitution "avec garantie" des maisons closes.
La syphilis va alors reprendre son caractère épidémique lors de la première guerre mondiale : les statistiques font état de plus de 700.000 nouveaux cas. En 1918, c'est Jeanselme qui succède à Fournier. La terreur de
l'hérédosyphilis s'ajoute aux millions de morts de la grande guerre et de la grippe espagnole. Il faut repeupler la France, mais quelle France, dira Léautaud, "si tuberculeux, alcooliques et syphilitiques s'y
mettent ?". Il faut multiplier les mesures prophylactiques, et 15000 articles sur le sujet paraîtront en France en 1929. Le régime de Vichy rendra obligatoire le dépistage prénuptial (loi du 16 décembre 1942),
la déclaration des malades (loi du 31 décembre 1942) et le dépistage en début de grossesse (loi du 29 juillet 1943).
La syphilis effraie toujours. Selon Roger Martin du Gard André Gide conserva toute sa vie "une terreur panique des maladies vénériennes".
Entre temps, dès 1929 Alexander Fleming avait découvert par hasard le pouvoir bactéricide d'une moisissure le penicillium... onze ans plus tard Florey et Chain parviendront à purifier cette substance. Cette
pénicilline sera reconnue efficace sur le tréponème en 1943 par Mahoney Arnold et Harris.
Et le 13 avril 1946 verra la fermeture des maisons de tolérance...
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