VIII. HISTOIRES A DORMIR DEBOUT (histoire du sommeil)
L'histoire du sommeil est celle de l'humanité. Les mystères de cet état "proche de la mort" ont toujours intrigué les hommes, et généré une riche collection de superstitions. Chaque religion donne une
grande place au sommeil et aux rêves, messages des dieux. Même les grandes découvertes de la psychanalyse ont pris un coup de vieux quand on découvrit que le sommeil est lié à des mécanismes élecrtiques et
biochimiques complexes dont l'intrication est loin d'être entièrement dévoilée. Et pourtant, chaque être humain passe le tiers de sa vie à dormir!
...Chronos était le Dieu du temps...
Fils de Chronos naquit Chaos, personnification de l'espace vide, rempli de ténèbres et de nuées.
Erèbe naquit de Chaos. Il est le frère de Nyx, déesse de la Nuit qu'il a épousé. Il prit part à la guerre des Titans, fut précipité par Zeus dans le Tartare et devint divinité infernale. Il
eut de nombreux enfants : l'Ether, le Jour, la Destinée, les Songes, le Sort, les Parques, le Styx... et deux jumeaux : Hypnos, le Dieu du Sommeil, et Thanatos Dieu de la Mort. Hypnos épousa
l'une des 3 Grâces, Charis Pasithea, fille de Zeus et d'Eurynome. Hypnos habitait une grotte au bord du Léthé (le fleuve de l'oubli...), où jamais le soleil ne dardait ses rayons. A l'entrée de sa grotte
poussaient des pavots et mille herbes d'où la Nuit extrait ses sucs soporifiques pour en humecter la Terre. Hypnos errait doucement sur la terre et sur la mer, distribuant à tous les
hommes un repos bienfaisant, et leur apportant des rêves aimables. Aussi était-il l'ami d'Apollon et des Muses.
Morphée, Dieu des songes, était fils d'Hypnos et de la Nuit. Ses frères étaient Phantasios et Phobétor. C'est lui qui est chargé d'endormir les Hommes et de repaître de songes leur imagination. Il
excelle à revêtir mille formes différente, d'où son nom (morfh = forme), à prendre la démarche, le visage, l'air et le ton de voix de ceux qu'il veut représenter. Morphée tenait à la main une poignée de pavots
avec lesquels il touchait ceux qu'il voulait endormir, et on lui donnait des ailes de papillon pour exprimer sa légèreté.
Selon la Génèse, Dieu fit tomber Adam dans un sommeil profond pour lui prendre une côte, avec laquelle il créa Eve.
Selon le philosophe chinois Tchouang-Tseu (300 AC) "Tout est un dans le sommeil, l'âme paisible est recueillie au sein de cette unité. Dans l'état de veille, au contraire,
elle est distraite et voit les multiples réalités du monde". Les textes philosophiques de l'Inde ancienne (Upanisad) distinguent 4 formes de l'être : 1 Etat de veille 2 Etat
de rêve 3 Etat de sommeil profond 4 Etat surconscient. Selon l'Ancien Testament "n'aime pas le sommeil, de peur de devenir pauvre, ouvre les yeux, rassasie-toi de pain"
(Proverbes,20,13)... mais "doux est le sommeil du travailleur" (Ecclésiaste,5,11).
Pour Aristote, la cause immédiate du sommeil résidait dans la nourriture absorbée, qui dégage des effluves dans les veines, la chaleur vitale entraînant des exhalaisons vers la tête
et provoquant la somnolence. Puis, elles se refroidissent dans le cerveau, descendent de nouveau vers les régions basses du corps et enlèvent de la chaleur au coeur. Tout ceci conduit
finalement au sommeil qui dure jusqu'à ce que la nourriture soit digérée et que le sang pur destiné aux parties supérieures du corps se soit séparé de l'humeur viciée.
Pythagore pensait que l'air était habité par les âmes des démons ou des héros, et que ces intelligences envoyaient aux hommes, et même aux animaux, des songes, des présages et des maladies.
Les rapports étroits du sommeil avec la régulation de la température avaient déjà été remarqués par le père de la médecine Hippocrate (né en 460 AC) : "dans la veille les parties extérieures sont
évidemment plus chaudes, et les internes plus froides : mais c'est tout le contraire dans le sommeil". Pour Galien (131-210) c'est "le retour de l'âme vers le lieu de son siège, retour dont
l'ordre et le temps sont prescrits par la nature".
Les somnifères ont été utilisés de longue date : au Moyen-Age, on utilisait des onguents soporifiques, des éponges somnifères, des cataplasmes dormitifs et des emplâtres hypnotiques. L'alcool a été utilisé de tous
temps comme somnifère... mais après un court sommeil survient la gueule de bois. On prescrivait l'opium, le hashisch, de vertus soporifiques médiocres.
Au XIIème siècle, Sainte Hildegarde de Bingen établit un parallèle entre sommeil et nourriture : le corps humain doit être alimenté par la nourriture et par le sommeil.
Au XVIème siècle, Paracelse pensait que le sommeil naturel dure 6 heures. Il conseillant donc de ne pas trop dormir.
Au XVIIème siècle, on pensait le sommeil causé par une raréfaction de l'"esprit animal", épuisé par le travail et le mouvement.
AU XVIIIème siècle, on expliquait ainsi le besoin de sommeil des êtres vivants : "tous les corps sont capables par leur action les uns sur les autres, et par l'action des corps environnants, d'être affaiblis et
consumés... pour réparer cette perte et cette consommation continue des corps animaux la nature a fait prudemment succéder le repos au travail et le sommeil à la veille".
Au XIXème siècle, "repos des organes des sens et des mouvements volontaires". Selon le philosophe Philipp Franz von Walther "le sommeil est une fusion de l'être égoïste dans la vie universelle de
la Nature, une confluence de l'âme particulière de l'homme avec l'âme universelle de la Nature". On chercha la cause du sommeil dans un manque d'oxygène, une pression sur le cerveau, un gonflement des cellules
nerveuses, une transposition de charges électriques dans les ganglions.
La fin du XIXème siècle voit l'apparition des premiers somnifères de synthèse. Le premier somnifère fut l'hydrate de chloral et le paraldéhyde, dont l'usage se répandit à partir de 1880, quoique de goût et
d'odeur désagréables. La "mode" des somnifères "naturels" à base de plantes (Valériane) ne doit pas faire oublier les dangers d'une médication sans dosage et sans étude sérieuse des éventuels
effets secondaires (certaines plantes semblent cancérogènes).
En 1864 Adolph von Baeyer inventait l'acide barbiturique (Malonyl-urée). Cette synthèse fut fêtée dans une auberge de Gand fréquentée par des artilleurs, le jour de la Sainte Barbe, leur patronne. On appela donc ce
corps Barbe-Urée. Les effets préjudiciables de ces molécules conduisirent vite la recherche vers d'autres voies...
Au début du XXème siècle, on expliquait le sommeil par une "rétraction des neurones" sous l'influence de l'accumulation de déchets toxiques de l'organisme ou substances "ponogènes". Dès
1913, le Professeur Henri Piéron pensait que la veille prolongée entraînait l'accumulation d'une "toxine du sommeil" (hypnotoxine), substance ensuite dégradée dans le sommeil. Il
promenait des chiens la nuit dans Paris pour les empêcher de dormir, puis injectait leur Liquide Céphalo-Rachidien dans le cerveau d'autres chiens... qui s'endormaient.
En fait, tout n'était qu'hypothèses, expérimentations et interventions divines jusqu'à l'arrivée en force des connaissances en électro-physiologie. Dans les années 1925-1930, Hans Berger invente
l'Electro-encéphalogramme: tout va alors s'accélérer.
Dès 1935, Loomis décrivit les premiers aspects électriques du sommeil humain. Puis vinrent Gibbs (1935), Jasper (1936). On découvrit ainsi un sommeil électriquement structuré, comportant
des phases "états ou niveaux de sommeil". Par la suite, ont été mises en évidence de nombreuses autres modifications de paramètres. En 1953, Aserinsky et Kleitman découvraient
l'importance de l'enregistrement des mouvements oculaires dans le sommeil, en particulier pour reconnaître le sommeil dit "paradoxal". Découvrant ainsi le sommeil actif, ils
purent le relier au rêve par un moyen simple : si un sujet est éveillé à ce stade, 20 réveils sur 27 fournissent un souvenir de rêves. Au contraire, 19 réveils sur 23 en période de quiescence oculaire sont associés
à une absence complète de rêve. C'est en 1957 que Dement et Kleitman définiront la classification des stades du sommeil que nous connaissons encore aujourd'hui.
Mais le sommeil était-il un processus passif ou actif ? BREMER défendait la première hypothèse (et la prouvait en sectionnant les afférences du cerveau), HESS la seconde (en stimulant
des structures diencéphaliques électriquement). En 1948, MORUZZI découvrait que la stimulation électrique du tronc cérébral éveille un animal endormi... la réticulée activatrice apparaissait,
mais bien vite on vit que les stimulations caudales de cette même formation entraînait au contraire un sommeil ! Le sommeil et l'éveil apparaissaient donc des états "égaux en droits", la présence de l'un
ne pouvant être seulement expliquée par l'absence de l'autre. D'autre part, tous les neurones sont actifs dans la veille et dans le sommeil ; c'est leurs modalités d'activité qui changent. On peut donc dire que
"LE CERVEAU NE DORT PAS PENDANT LE SOMMEIL".
Toujours à la recherche du somnifère idéal, en 1956 apparut la Thalidomide, soporifique enfin sûr... jusqu'à ce que naissent 10.000 enfants difformes sans bras ni jambes. Ceci eut pour avantage de renforcer le
contrôle des nouveaux médicaments. Les benzodiazépines apparurent alors, gardant encore aujourd'hui leur préférence comme tranquillisants et somnifères. Beaucoup moins toxiques que les barbituriques, le sommeil
qu'ils procurent n'a cependant pas de rapport absolu avec le sommeil physiologique si l'on en croit l'EEG. Déjà on savait que les barbituriques réduisaient la durée du sommeil REM, mais aussi (comme les
benzodiazépines) le sommeil N-REM profond. Les sites de fixation des benzodiazépines sur les neurones concernent essentiellement les neurones dont le neuromédiateur est le GABA.
Une étude menée en 1959-1960 aux Etats-Unis avait démontré que le taux de mortalité est le plus bas chez les sujets dormant de 7 à 8 heures par nuit. Toutes les causes de décès sont plus fréquentes quand on s'écarte
de cette moyenne.
L'importance des neuromédiateurs dans la physiologie du sommeil, et tout particulièrement les monoamines sera la grande découverte des années 60 : le Lyonnais JOUVET étudia alors systématiquement les neuromédiateurs
du tronc cérébral et leur implication dans le sommeil. Les neurones dont le corps cellulaire est situé dans les noyaux du raphé sont sérotoninergiques (leur neuromédiateur est la sérotonine). Si l'on détruit ces
noyaux, on obtient une réduction brutale du sommeil. L'inhibition du métabolisme de la sérotonine empêche l'animal de dormir, et l'administration de 5-OH Tryptophane restaure momentanément ce sommeil. La destruction
du Locus Coeruleus (structure pontique) aboutit à une disparition totale du sommeil REM. Le destruction d'autres structures avoisinantes chez le chat aboutit à des modifications spectaculaires : le
chat dort mais bouge, se lève, semble "vivre son rêve". Les neurones sérotoninergiques sont responsables du déclenchement des épisodes de sommeil REM, alors que les cellules Noradrénergiques et
Cholinergiques se chargent du déroulement du sommeil REM.
A la recherche des substances hypnogènes endogènes, vers 1960, John Pappenheimer reprenait les mêmes expériences avec des chèvres privées de sommeil : les rats recevant le LCR des chèvres insomniques
dormaient. Pappenheimer appelait cette substance "Substance S" (S=sleep). Les nombreuses expériences pour isoler cette substance durèrent 15 ans et aboutirent à la mise en évidence de son caractère
peptidique (5 amino-acides). Reste à savoir si la synthèse d'une telle substance "hypnogène naturelle" serait efficace pour les insomniaques.
A la même époque à Bâle Marcel Monnier cherchait une substance hypnogène en déclenchant des sommeils par stimulation électrique du mésencéphale des lapins. Il étudiait le sang et put montrer que
le sommeil peut être provoqué en injectant un peptide composé de 9 Acides aminés circulant le "Delta Sleep Inducing Peptide" (DSIP). Ce peptide fut synthétisé,... mais les résultats
expérimentaux sont depuis assez confus. Son injection chez l'homme n'est hypnogène qu'après plusieurs heures.
Malheureusement, les inhibitions de ces voies neuronales n'aboutissent qu'à des modifications transitoires du sommeil: les théories monoaminergiques ne sont donc pas suffisantes. Dans les années 1970, la découverte
des peptides neurotransmetteurs (Enképhalines et Endorphines) rendit les connaissances de la régulation chimique du sommeil beaucoup plus complexes.
D'autres substances ont été découvertes, qui pourraient avoir un rôle hypnogène. L'épiphyse sécrète la mélatonine. La mélatonine a un pic marqué en début de nuit. L'injection de cette substance entraîne un besoin
marqué de sommeil. Une hormone (Arginine Vasotocine) produirait le sommeil chez le chat et l'Homme.
En 1982 on découvrit que la Prostaglandine D2 injectée dans les ventricules cérébraux du chat provoque le sommeil. Or la prostaglandine était connue pour ses rôles dans l'inflammation et la
fièvre. L'interleucine est libérée par les globules blancs et joue un rôle dans les défenses de l'organisme... mais son injection intra-ventriculaire provoque aussi le sommeil.
Les études expérimentales sur l'animal ont fait envisager l'existence d'un facteur hypnogène d'origine hypothalamique nécessaire au sommeil paradoxal, synthétisé au niveau des noyaux arqués de l'hypothalamus.
Les études récentes sur le sommeil ont montré ses liens étroits avec les phénomènes circadiens : c'est un des éléments de la chronobiologie.
Le développement des centres d'étude du sommeil à travers le monde a permis de mieux cerner certains aspects de la pathologie du sommeil. Aux Etats-Unis, Dement et Guilleminault (Stanford University). A
Montpellier, Passouan puis Billiard ; ces dernières années, l'apparition de programmes informatiques d'analyse automatique des états de sommeil a entraîné une multiplication des centres d'études et des
indications, à la fois dans des unités de neurophysiologie et de pneumologie.
Actuellement la vulgarisation de la micro-informatique aboutit à une pléthore d'appareillages permettant une analyse automatique du sommeil... appareillages qui ne s'avèrent pas toujours d'une absolue fiabilité.
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