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Histoires de la médecine

 

X. HISTOIRE DE L'ASPIRINE

 

Ce texte est extrait de :

Document Laboratoires UPSA (L'Aspirine I. Historique et pharmacologie)

Philippe E. LAURENT et Louis F. PERRIN

 

HISTORIQUE

 

Introduite à l'origine comme traitement des douleurs rhumatismales et de la fièvre, l'aspirine étonne encore les chercheurs 90 ans après sa découverte.

 

Si certaines indications nouvelles comme celles relevant de l'effet antiagrégant plaquettaire sont maintenant bien admises, l'aspirine continue dans le public à être considérée comme un “ remède familial ”, et son action antalgique a tendance à être sous-estimée. L'aspirine garde cependant dans ce domaine une place de choix, malgré les nombreuses autres mo­lécules découvertes depuis.

 

INTRODUCTION

 

L'apparition de l'aspirine a marqué un tel tournant en thérapeutique qu'on a pu considérer qu'une ère nouvelle s'ouvrait, l'“ Âge de l'aspirine ”, selon l'expression d'auteurs aussi différents que le philosophe espagnol Ortega y Gasset (1893-1955), auteur de nombreux essais et fondateur de la Revue de l'Occident, ou l'ancien champion du monde des poids lourds, Gene Tunney, qui quitta le ring invaincu en 1928 pour entrer dans les affaires. Auteur de plusieurs ouvrages, il a dirigé pendant la deuxième guerre mondiale le pro­gramme d'éducation physique de la marine américaine, et intitula ainsi son livre de sou­venirs sur les années 1919-1941.

 

Médicament le plus consommé du monde, l'aspirine revêt une triple importance :

 

- sociale d'abord parce que des millions de personnes peuvent se soi­gner facilement pour nombre de petits troubles, grâce à un médicament efficace et sans grand risque, délivré sans ordonnance.

 

- économique ensuite, parce que ce médicament représente un chiffre d'affaires considérable pour des usines et laboratoires de divers pays et qu'un nombre élevé d'emplois dans l'in­dustrie en dépend.

 

- scientifique enfin, et ce n'est pas là la moindre raison, parce quel'étude du mode d'action de cette molécule a permis d'élucider un des mécanismes de défense extrêmement important de l'organisme, reposant sur le métabolisme de l'acide arachidonique, travaux qui ont valu le prix Nobel 1982 de physiologie et de médecine à Sune Bergström, Bengt Sa­muelsson et John Vane.

A tous ces éléments il faut encore ajouter que des propriétés nouvelles ont été découvertes au cours des quinze dernières années et qu'ainsi des indications inattendues ont été propo­sées dans des domaines étonnamment différents, faisant de cette molécule l'une des plus passionnantes de la pharmacopée

 

L'ANTIQUITÉ : HIPPOCRATE ET LES FEUILLES DE SAULE

 

Plus de deux mille ans avant la découverte de l'acide salicylique puis de son dérivé acétylé, les thérapeutes de la Grèce antique avaient observé que les décoctions de certaines plantes pouvaient atténuer les douleurs. C'est ainsi qu'Hippocrate, aux environs de l'an 400 avant Jésus-Christ, recommandait une tisane de feuilles de saule pour soulager les douleurs de l'enfantement. Théophraste, élève et ami d'Aristote, qui lui avait d'ailleurs légué sa biblio­thèque et son jardin botanique, avait établi la liste des plantes ayant les mêmes propriétés thérapeutiques. Au premier siècle de notre ère, Dioscoride prescrivait la décoction de feuilles et d'écorce de saule blanc (Salix alba) contre la podagre c'est-à-dire la goutte.

La connaissance de la valeur de ces végétaux semble s'être répandue dans le monde, mais une confusion s'établit entre l'écorce de saule de nos pays, contenant la salicine, et l'écorce d'un arbre des pays lointains, contenant une substance de goût voisin et également active sur la fièvre, la quinine.

 

XVIIe : LES JÉSUITES ET L 'ÉCORCE DU PÉROU

 

Des marins avaient en effet, à cette époque, rapporté de leurs voyages des récits fabuleux, et en particulier l'histoire d'un miraculeux “ arbre à fièvre ” poussant en Amérique du Sud et utilisé par les Indiens. En 1633, un moine nommé Calancha vivant au Pérou avait décrit la façon dont l'écorce de cet arbre était réduite en poudre et guérissait “ les fièvres ”. La légende rapporte qu'en 1638 cette écorce avait sauvé la comtesse de Chinchon, femme du vice-roi du Pérou. Les jésuites importèrent en Europe cette poudre qui fut connue sous le nom d'“ écorce des Jésuites ” ou             “ écorce du Pérou ”. Elle fut utilisée pendant deux siècles avant qu'on ait pu en extraire le principe actif, la quinine, au goût amer ca­ractéristique.

 

XVIIIe ET XIXe SIÈCLES : L'ÉPOQUE DES SALICYLATES

 

On trouve des salicylates dans plusieurs genres de végétaux, dont les trois principaux sont les genres Salix, Spirœa et Gaultheria.

La première communication scientifique connue sur ce sujet est représentée par la lettre du Révérend Stone au comte de Macclesfield, alors président de la Royal Society of Medi­cine, lue devant cette société le 2 juin 1793 et intitulée “ Rapport sur le succès de l'écorce de saule dans le traitement des fièvres ”. Dans cette lettre, il écrivait : “ il y a environ 6 ans, j'ai goûté par hasard cette écorce et fus surpris par son amertume extra­ordinaire, qui me fit immédiatement penser qu'elle pouvait avoir les mêmes propriétés que l'écorce du Pérou ”. Stone récolta une livre environ d'écorce de saule blanc en été, fit sécher cette écorce au-dessus d’un four de boulanger et la réduisit ensuite en poudre. I1 administra la poudre avec de l'eau ou du thé à la dose “ 2 scrupules ” (2,6 g) toutes les 4 heures aux personnes souffrant “ des fièvres ”. I1 étudia l'action de cette écorce pendant 5 ans sur 50 malades environ. Ce traitement ne connut presque pas d'échec, sauf dans des cas de “ fièvre quarte ” dans lesquels l'auteur rajouta un peu de poudre d'écorce du Pé­rou.

La description que donne Stone de ses malades suggère que quelques-uns d'entre eux étaient atteints de paludisme ; il n'est pas sûr que d'autres aient été atteints de rhumatisme articu­laire aigu, mais en tout cas Stone avait démontré l'action antipyrétique de sa poudre d'écorce de saule blanc.

I1 faut signaler à titre anecdotique une anomalie découverte par Harry Collier, à savoir qu'au début de la lettre l'auteur est prénommé “ Edmund ” et à la fin “ Edward ”. Cette erreur de l'imprimeur vient sans doute du fait que dans sa signature Stone a utilisé la forme abrégée : “ Edwd. ” ou “ Edmd. ” et qu'il était impossible de savoir si l’avant-dernière lettre était un w ou un m. Or à cette époque, la Royal Society avait un membre qui s'ap­pelait Edmund Stone, mathématicien assez connu alors, ce qui explique la confusion de l'imprimeur. On a conservé le prénom Edward pour le découvreur de l'action de l'écorce du saule blanc pour éviter la confusion.

L'écorce de saule fut dès lors employée pour traiter les fièvres, mais seulement comme succé­dané de l'écorce du Pérou qui devenait de plus en plus rare et de plus en plus coûteuse. Un livre de Pierre Koning lui était consacré en 1778 (De cortice Salix albœ ejusque in medicina usu) et vantait l'efficacité de ce traitement “ non seulement dans les fièvres in­termittentes récentes mais encore dans celles qui duraient déjà depuis fort longtemps ”.

Mais certains, et non des moindres, émettaient des doutes sur l'utilité de l'écorce de saule : c'est ainsi que Trousseau et Pidoux écrivaient dans leur classique Traité de Thérapeutique et de Matière médicale (Paris 1869) : “ n est bien probable que le saule, ainsi que la plupart des succédanés du quinquina, ne jouit d'aucune vertu fébrifuge ”.

Néanmoins, l'écorce de saule blanc continua à être utilisée avec un certain succès dans diffé­rents types de fièvre, et en 1825, Fontana, pharmacien à Lariza près de Vérone, isolait le principe actif du saule blanc qu'il appela “ salicine ”. Quelques années plus tard, c'est un chimiste napolitain, Raffaele Piria, qui prépare l'acide salicylique à partir de la salicine. Leroux en 1829 montra que la salicine était un glycoside de l'acide salicylique. En 1874, un médecin de Dundee, T. J. Mac Lagan fit les mêmes remarques que le révérend Stone un siècle plus tôt. Mac Lagan écrit : “ La nature semblant produire le remède dans les conditions climatiques semblables à celles qui ont donné lieu à la maladie..., j'ai décidé de rechercher un remède pour le rhumatisme articulaire aigu... parmi les Salicaceœ. L'écorce de plusieurs espèces de saule contient un principe amer appelé salicine. (...) Je donnais mes soins à cette époque à un cas très avancé de cette maladie traitée par les alcalis mais qui ne s'améliorait pas. J'ai décidé alors de lui donner de la salicine ; mais avant de le faire j'ai pris moi-même 5 puis 10 et enfin 30 grains (environ 2 g) sans ressentir le moindre in­convénient. J'ai donné alors au malade 12 grains toutes les 3 heures. Les résultats dépas­sèrent tout ce que je pouvais espérer ”.

Les principaux résultats du traitement de Mac Lagan consistaient en une chute de la fièvre et une diminution de la douleur et de l'enflure des articulations ; en d'autres termes Mac La­gan mettait en évidence les effets antipyrétique, analgésique et anti-inflammatoire pour lesquels les salicylates ont été employés depuis. Il faut souligner d'autre part la con­science de l'auteur qui vérifia d'abord sur lui-même la bonne tolérance du nouveau médi­cament.

En 1876, un médecin exerçant en Afrique du Sud, raconte dans une lettre pleine d'humour en­voyée à l'éditeur du Lancet qu'il a vu une femme souffrant, d'après ses propres termes, de la plus féroce attaque de rhumatisme articulaire aigu qu'il ait jamais vue, et qu'il prescrivit le traitement habituel à cette époque (poudre de Dover et calomel). Revoyant la malade deux mois plus tard complètement guérie, il commença par se féliciter de son traitement et congratula la malade, lorsque celle-ci lui expliqua qu'en fait son traitement avait été un échec total, et qu'elle était allée ensuite consulter un vieux berger Hottentot qui avait fait une décoction de feuilles de saule ; après en avoir pris pendant quelques jours, les dou­leurs commencèrent à diminuer et finalement disparurent complètement.

La vertu thérapeutique des feuilles de saule était donc connue des peuplades primitives au moment où elle était redécouverte en Europe.

Il est intéressant aussi de signaler un point généralement oublié dans les articles sur l'acide sali­cylique, c'est que celui-ci a été employé localement comme désinfectant. En 1865 en ef­fet, Lister appliquant les découvertes de Pasteur, introduisit la pratique de la désinfection en chirurgie et utilisa des antiseptiques chimiques, en particulier l'acide carbonique (sauvant ainsi, dit-on, la vie de la reine Victoria). Or, Hermann Kolb, professeur de chi­mie à l'Université de Leipzig, avait réussi la synthèse de l'acide salicylique à partir de l'acide carbonique ; d'où l'idée d'utiliser l'acide salicylique comme antiseptique, ce qui fut fait très largement. Dès cette période, le produit fut aussi employé pour conserver les aliments.

A la même époque d'ailleurs, d'autres végétaux étaient étudiés pour leur action antalgique. C'est ainsi qu'un pharmacien suisse, S.F. Pagenstecher, découvrit l'action d'une plante commune de nos prairies, la Reine des Prés ou Ulmaire, connue des botanistes sous le nom de Spirœa remaria. En 1835, un chimiste allemand, Karl Jakob Lowig, prépare à partir de la Reine des Prés une substance qui se révéla être de l'acide salicylique, et trois ans plus tard le même acide était extrait de l'écorce de saule.

L'action du salicylate n'est alors plus discutée : “ L'accord est unanime aujourd'hui pour recon­naître l'efficacité absolue de la médication salicylée ” (Charcot, Bouchard et Brissaud, Traité de Médecine, Paris 1893) ; “ Le salicylate de soude employé depuis tantôt vingt ans n'a plus à faire ses preuves ” (Brouardel, Gilbert et Girode, Traité de Médecine et de Thérapeutique, Paris 1896).

Mais l'emploi du salicylate était limité par son goût et surtout ses effets secondaires non négli­geables, gastralgies en particulier.

 

UNE DÉCOUVERTE FRANÇAISE INEXPLOITÉE ; GEHRARDT ET L 'ACIDE ACÉTYLSALICYLIQUE

 

La solution future aux problèmes de tolérance fut découverte sans le savoir par un jeune chi­miste français, Charles Frédéric Gehrardt, en 1853, qui observa que l'acétylation du sali­cylate produisait un composé nouveau, l'acide acétylsalicylique, mais le procédé pour l'obtenir était long et complexe et le chercheur décida de garder ce produit en réserve pour des études ultérieures. Sa mort prématurée trois ans plus tard interrompit malheu­reusement ses travaux et sa découverte resta inexploitée.

 

- Quarante ans plus tard, un chimiste allemand, Félix Hoffmann, travaillant pour la grande firme Bayer, s'intéressa au problème de l'acide salicylique, parce que son père souffrait de graves rhumatismes, soulagés par le salicylate de soude, mais au prix de très pénibles douleurs d'estomac. Hoffmann étudia les expériences de Gehrardt et travaillant avec Heinrich Dreser développa de nouvelles méthodes pour la préparation de l'acide acétyl­salicylique. Ces deux chercheurs montrèrent que le nouveau composé conservait les mê­mes propriétés que le salicylate de soude et était bien mieux toléré. Après une expérimen­tation animale sommaire, (le rapport faisait état d'expériences de toxicité sur des grenouilles, deux ou trois lapins et quelques petits poissons !), Dreser recommanda la fabrication de ce produit pour usage thérapeutique, et avec Hoffmann chercha un nom commercial : pour rappeler l'extraction de l'acide salicylique à partir de plantes du genre Spirœa, ils conservèrent la syllabe “ spir ” et l'associèrent à la lettre “ a ” pour rappeler le processus d'acétylation ; ajoutant la désinence “ in ”, ils aboutirent au nom “ Aspirin ”.

 

C'était en 1899. L'“ Âge de l'Aspirine ” venait de commencer.

 

BAYER ET L'INDUSTRIALISATION ; CE QUI NOUS RESTE DU TRAITÉ DE VERSAILLES ?

 

La firme d'Elberfeld entreprit la fabrication industrielle de l'Aspirine ainsi que d'autres dérivés salicylés sous la direction de Dreser qui dirigea ainsi le premier laboratoire de pharmaco­logie qui ait existé. Curieusement, la firme Bayer n'obtint pas de brevet en Allemagne pour le procédé d'acétylation de l'acide salicylique mais obtint des brevets dans des pays étrangers où le nom d'Aspirine devint alors une marque déposée. D'après les mémoires de l'ancien directeur du laboratoire de recherches des Usines Bayer, Arthur Eichengrun, écrites en 1944 au camp de concentration de Therensienstadt, seul Dreser put de ce fait toucher des royalties sur l'Aspirine produite dans le monde ce qui, écrit-il, lui permit de se retirer très tôt des affaires.

 

La firme Bayer garda le monopole de l'Aspirine jusqu'à la fin de la première guerre mondiale ; elle avait en effet obtenu en 1899 la propriété exclusive de la marque “ Aspirin ”.

A quel moment cette marque déposée est-elle devenue une dénomination commune en France et dans certains pays ? I1 est généralement admis que c'est à la suite du Traité de Ver­sailles de 1919 que certains brevets allemands firent l'objet d'une expropriation ; le terme “ Aspirine ” serait alors tombé dans le domaine public en France, en Angleterre et aux États-Unis. Pour le Doyen Georges Dillemann, cette interprétation des clauses économi­ques du traité (section VII, propriété industrielle) est discutable. Des documents de la société Rhône-Poulenc ont révélé en effet que, avant la fin de la guerre de 1914, le mot “ aspirine ” était déjà considéré en France comme un terme générique pour désigner l'acide acétylsalicylique. Des juristes avaient admis qu'il était loisible à quiconque d'employer ce terme en France pour vendre ce produit. Les tribunaux de chaque pays apprécient en ef­fet souverainement la validité des marques déposées. La société Bayer a réclamé une in­demnité pour l'utilisation de sa marque déposée en Alsace-Lorraine de 1917 à 1927, cette province ayant été jusqu'à cette date soumise au régime des marques alle­mandes. En revanche elle n'a élevé par la suite aucune réclamation pour la poursuite de cet usage. De même pendant l'occupation allemande de 1940 à 1944, l'usage de cette marque n'a jamais été contesté. En outre la propriété de la marque “ Aspirine ” n'est pas seulement reconnue à la Société Bayer par la Suisse, pays neutre, mais également par d'autres états, Belgique, Italie, Portugal, Canada, puissances alliées ou associées de la France pen­dant la première guerre mondiale, parce que les tribunaux de ces pays ont admis la validité de cette marque.

Le doyen Dillemann conclut que la marque “ Aspirine ” est tombée dans le domaine public en France, comme en Angleterre, aux États-Unis ou au Japon, en dehors de toute stipula­tion du Traité de Paix du 29 juin 1919.

 

RÉFÉRENCES

 

COLLIER H.O.J., “ The story of aspirin ”, in : Parnham MJ et Bruinvels J Eds., Discoveries in Pharmacology, Elsevier Science Publishers, 1 vol, Amsterdam, 1984

DILLEMANN G., “ Acide acétylsalicyline et aspirine ”, Rev. Hist. Pharm., 1977, 24, 233, 99-105.

FRIEND D.G., “ Aspirin : The Unique Drug ”, Arch. Surg., 1974, 108, 765-769.

HUMBERT T., “ Des simples à l'aspirine : l'origine des salicylés ”, Thèse de Pharmacie, Nancy, 1982.

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